





ALFRED VON RODT
Aristocrate et mercenaire
Lorsque le bernois Alfred Von Rodt débarque sur Más a Tierra (rebaptisée Robinson Crusoé en 1966) au matin du 19 mai 1877, après 12 jours de navigation, il tombe immédiatement amoureux de l’île.
Más a Tierra est un fabuleux rocher planté au milieu de l’immensité du Pacifique. Elle se situe à 667 kilomètres au large de Valparaiso et à 187 kilomètres de sa voisine, l’île Más Afuera avec laquelle elle forme l’archipel Juan Fernandez. Más a Tierra est une petite île montagneuse où règne une végétation exubérante. C’est sur cette île que fut abandonné le pirate écossais qui inspira à Daniel Defoe l’histoire de Robinson Crusoé.
Lorsque Von Rodt débarque, l’île est habitée par 56 personnes, 100 vaches, 60 chevaux et environ 7’000 chèvres sauvages. Après des années de bourlingue, le baron a l’impression de trouver enfin une terre où s’enraciner.
Fils de Carl Samuel Von Rodt, théologien sévère, officier et chancelier d’Etat du canton de Berne, Alfred Von Rodt est l’héritier de l’une des plus grandes et riches familles de Suisse. Ne supportant pas l’atmosphère étouffante et le carcan social étriqué dans lequel vit sa famille à Berne, il rêve de voyages et se projette dans une carrière militaire. Elève dissipé, il entrecoupe ses études de longues périodes de service militaire et devient officier d’artillerie. Sans diplôme et sans l’autorisation de sa famille, il part s’engager dans l’armée impériale autrichienne. En 1866, Alfred sort grièvement blessé d’une bataille sur le front austro-prussien. Sa jambe déchiquetée par des éclats d’obus, il ne peut repartir au combat et voyage à travers l’Europe. En 1870, lorsqu’éclate la guerre franco-allemande, Alfred Von Rodt n’hésite pas et, malgré son handicap à la jambe, il s’engage dans la Légion étrangère. Il combat au côté des troupes françaises et participe aux principales batailles de la guerre jusqu’à la capitulation. Il part ensuite à Londres pour apprendre l’anglais. Son demi frère, Gottfried, vient le chercher et le ramène à Berne. Après quelques semaines en Suisse, Alfred est rétabli. Il commence à songer à une nouvelle aventure. Des milliers de compatriotes émigrent alors en Amérique latine et il se met à rêver à ce nouvel Eldorado. Il part s’installer quelques temps à San Sebastian pour apprendre l’espagnol et, en 1876, il traverse l’océan Atlantique dans une cabine de première classe pour tenter sa chance dans le nouveau monde. Il passe par le Brésil, l’Argentine et traverse la Cordillère des Andes, en quête d’un endroit où s’installer. Il finit par arriver à Valparaiso, au Chili, au début 1877.
Là, une annonce extraordinaire parue dans la presse locale retient son attention. Le gouvernement chilien propose au plus offrant la location de l’archipel Juan Fernandez. Alfred Von Rodt emporte l’appel d’offre en proposant de payer 1’500$ par année. Le 17 avril 1877, il reçoit le titre officiel de sous-préfet, juge et ministre des douanes et de la poste des îles Juan Fernandez. Il achète pour 2’000$ un petit trois-mâts et s’embarque immédiatement pour prendre possession du territoire sur lequel il va régner jusqu’à sa mort en 1905.
« Robinson Crusoé II »
Dans une lettre enthousiaste qu’il fait parvenir à une cousine de Berne pour lui annoncer la nouvelle, il écrit : « Cette île sera ma patrie, ma Suisse. L’océan remplacera les Alpes » et il signe : « Robinson Crusoé II« .
Tout juste débarqué, Alfred se met alors immédiatement au travail pour jeter les bases de ce qui doit devenir son royaume. Il recrute des familles sur le continent, trace les rues d’un village niché dans la baie et se fait construire une maison abritant une vaste bibliothèque, des centaines d’ouvrages classiques qu’il fait venir d’Europe. Parallèlement à ses travaux d’aménagement, il commence l’abattage de centaines d’otaries et transporte les peaux jusqu’à Valparaiso à bord de son petit navire. Le 22 février 1878, premier coup dur, le bâtiment est pris dans une tempête et coule avec à son bord plus de 700 peaux d’otaries. Abattant une grande partie des forêts endémiques, introduisant vaches et moutons, il tente également de tirer profit de toutes les ressources de l’île. Sans succès. Alfred doit faire face à ses premiers déboires financiers. Il écrit à sa famille en Suisse et emprunte suffisamment d’argent pour acheter un second bateau, plus grand et plus robuste.
Au fil des années, le nombre d’habitants de l’île croît peu à peu alors que les affaires reprennent. Il croit que le plus dur est derrière lui, et continue de chasser les otaries. Malheureusement le sort semble s’acharner sur Alfred Von Rodt. Son nouveau navire fait également naufrage, ainsi qu’un troisième, qu’il fait construire sur l’île. Enfin, au mois de février 1879, le Chili déclare la guerre au Pérou et à la Bolivie. La guerre du Pacifique va durer 5 ans, et se déroule principalement en mer.
Malgré la construction d’un quatrième bateau, Von Rodt n’arrive plus à écouler sa marchandise. Il est au bord de la faillite et n’arrive plus à payer le prix de la location de l’île. En dernier recours, il écrit à sa famille en Suisse et leur demande de liquider toute sa fortune, de vendre toutes ses possessions et ses maisons et de lui faire parvenir l’argent. Plusieurs habitants quittent l’île, mais un noyau de fidèles décide de rester en compagnie d’Alfred Von Rodt. Jusqu’à la fin de la guerre, les conditions économiques sur l’île vont rester très précaires. Von Rodt survit en vendant quelques peaux d’otaries aux navires de passage. Son rêve de fortune est bien mort, mais il reste seul souverain de son petit royaume, faisant régner l’ordre et la justice, tour à tour patron, gendarme, officier d’état-civil, juge, pasteur et maître d’école. Il épouse une habitante de l’île avec laquelle il a 6 enfants, 5 garçons et une fille qui meurt de fièvre. Épisodiquement, il envoie encore des lettres à sa famille en Suisse, dans lesquelles il témoigne d’un optimisme et d’une foi inébranlable.
Après la guerre, les affaires reprennent un peu. Von Rodt fait construire un nouveau bateau avec lequel il transporte du bois. Il s’associe également à un cuisinier, Eduard Schreiber, avec lequel il met au point une technique de mise en conserve des langoustes. Ils construisent une usine et donnent ainsi naissance à une activité qui, aujourd’hui encore, représente la principale source de revenus de l’archipel. L’affaire marche bien pendant quelques temps, au point que deux autres usines sont ensuite construites avant de péricliter alors qu’éclate la guerre civile de 1891. L’îlene connaîtra donc qu’un développement très relatif. Au tournant du siècle, elle abrite 22 familles (d’origine chilienne, russe, italienne, allemande, portugaise, française et suisse), 40 baraques en bois, dont une école et un bureau de poste.En 1905,alors qu’il vit la plupart du temps retiré dans sa grande maison au milieu de ses livres, Alfred Von Rodt tombe malade. Il meurt le 4 juillet, à 62 ans. Il auravécu 28 ans sur son île, la même durée que Robinson Crusoé dans le roman de Daniel Defoe.
LES SUCCESSEURS
Après la mort du patriarche, la famille Von Rodt – que l’on nomme aujourd’hui « De Rodt » – se disperse. Une partie des enfants d’Alfred partent sur le continent mais deux de ses fils restent sur l’île et continuent d’habiter la vaste demeure du baron jusqu’à sa destruction dans un incendie. Avec une quarantaine de membres, la famille De Rodt est, aujourd’hui encore, l’une des plus importantes de l’île. Les conditions de vie des insulaires ont en somme assez peu évolué pendant un siècle. La population réside toujours dans l’unique village de San Juan Bautista, niché au fond d’une baie au pied de la plus haute montagne de l’île.Son économie est basée essentiellement sur la pêche et un peu d’élevage, son quotidien rythmé par les tempêtes et les quelques navires de passage.
Le 27 février 2010, un tremblement de terre de magnitude 8,8 au large des côtes du Chili provoque un gigantesque tsunami qui déferle sur l’île. La moitié du village est détruite, ainsi que les installations portuaires, les bâtiments administratifs, le petit musée et le cimetière municipal. Une vingtaine de victimes sont à déplorer.
Depuis cet événement tragique, le destin de l’île s’est vuconsidérablement changé.L’état chilien ayantdécidé de consacrer d’importants fonds à sa reconstruction, l’île doit faire face à l’accueil de nouveaux résidents. Cet accroissement de la population (estimée à 900 habitants aujourd’hui) a bien entendu un impact autant sur l’environnement que sur le tissu social de Robinson Crusoé.
En réaction à ces changements, les insulaires – de la nouvelle génération surtout -rêventaujourd’hui de redonner à leur territoire la pureté originelle qui y régnait avant que les colons ne s’y installent. Les chèvres sauvages, les lapins et les mûriers prolifèrent au détriment des espèces locales sont la cible d’une éradication frénétique et quasi obsessionnelle. Pour certains, d’autres espèces invasives menacent. Qu’il s’agisse des touristes attirés par la beauté sauvage des paysages et par l’idée romantique de vivre comme Robinson ou encore de l’arrivéede nouveaux résidents (que les insulaires surnomment « Plasticos »),c’est essentiellement de l’homme dont les insulaires souhaitent aujourd’hui se protéger.Au sein de cette petite communauté, émergent ainsi les prémisses d’un désir d’affirmation identitaire et l’utopie d’une autonomie politique permettant à ses habitants de contrôler totalement leur territoire.